Le défi de Slim par Pierre Bourdeau

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Le défi de Slim par Pierre Bourdeau

Messagepar PaulD » Mar 18 Mai, 2004 17:27

Nous sommes le vendredi 20 mai. Il est trois heures du matin quand l'auto arrive à l'aérodrome. Le pilote et quelques amis en débarquent et se dirigent vers un hangar. Le plafond est bas et une bruine agaçante les fait frissonner. La zone de basse pression qui recouvre tout l'est du continent et une partie de l'atlantique depuis une semaine va bientôt faire place à un vaste anticyclone qui régnera en maître dans les prochaines 48 heures. Mais est-ce que l'on peut se permettre de retarder le départ? Deux autres concurrents se préparent fiévreusement depuis plusieurs mois à faire le même trajet et ils tiennent eux aussi à arriver les premiers.

Slim, le pilote, a les traits tirés: il n'a pas vraiment dormi cette nuit. Après le souper, les amis avaient prévu l'emmener voir un spectacle, étant donné que la pluie semblait vouloir se poursuivre pendant plusieurs jours encore. En route, un membre du groupe a décidé de téléphoner au bureau de la météo, où on lui a appris le dégagement imminent. Les plans de départ ont donc été avancés, et Slim n'a eu que quelques heures de répit pour fermer les yeux. L'énervement causé par les préparatifs a eu raison du repos prévu.

L'avion est prêt à être remorqué de Curtiss Field vers Roosevelt Field, dont la piste plus longue (4500 pieds) permettra de rouler plus longtemps lors d'un décollage à pleine charge. Slim donne l'ordre du départ : des policiers à moto ouvrent la route et un camion tire l'avion à reculons, suivi de l'auto transportant Slim et ses amis, et les voitures des journalistes et des curieux.

Une fois arrivé à Roosevelt Field, l'avion est remorqué à l'extrémité ouest du terrain et le camion d'essence s'approche pour verser 1600 litres dans les réservoirs. Une fois ceux-ci remplis, l'avion va peser 5000 livres (2222 kilos)! Slim se demande s'il est vraiment sensé de tenter un décollage à pleine charge sur un terrain détrempé. L'avion tout neuf n'a jamais été testé à pleine charge, vu la présence de bosses et de roches sur l'aérodrome utilisé pour les essais. Ce matin, est-ce que le train d'atterrissage et les pneus vont résister au roulement sur la piste? De plus, le vent a tourné et souffle de l'arrière à 8 km/heure. Il n'est pas question de remorquer l'avion à l'extrémité est, de peur de briser le train ou de faire éclater un pneu. Quant aux obstacles à l'extrémité ouest, il s'agit de pâtés de maisons et de hangars. Slim se refuse à mettre en danger d'autres vies humaines si jamais le décollage tournait à la catastrophe. Tandis que l'extrémité du côté est comporte des fils télégraphiques et une route. Puis c'est l'océan, immense, mystérieux qui n'a encore jamais été vaincu.

L'aube s'est levée depuis quelque temps déjà. Slim peut distinguer dans la grisaille les centaines de personnes qui attendent, impatients, sa décision. "Vais-je partir?", se demande-t-il. Le moteur tourne déjà depuis dix minutes et son mécanicien lui fait signe que tout va bien. Beaucoup de gens ont contribué à ce projet jusqu'ici: supporteurs, ingénieurs, techniciens, ouvriers, amis. Par contre, nul d'entre eux ne peut exercer de pressions sur le pilote pour lui faire prendre un départ précipité. Ces gens ont déjà vu des avions s'écraser au décollage. D'ailleurs, parmi les concurrents de Slim, on peut compter déjà quatre personnes tuées, deux disparues et trois blessées. Il ne reste que trois appareils en lice, dont le monomoteur de Slim. L'un est le monomoteur Bellanca de Chamberlin, l'autre le Fokker trimoteur du commandant Byrd.

Après avoir débattu intérieurement pendant des minutes qui semblent des heures, les multiples raisons qui devraient justifier une annulation du départ, Slim se dit que voilà le moment venu de mettre à profit l'expérience acquise depuis des années comme pilote postal. Même s'il distingue encore un voile de brume à l'horizon, il va tenter de passer sous les nuages pour survoler New-York.

Il souhaite ne pas être obligé de rebrousser chemin et revenir atterrir avec une pareille surcharge: ce serait alors la catastrophe. Le pilote fait signe à son équipe qu'il est enfin prêt. On enlève les cales et Slim appuie à fond sur les gaz: l'avion n'avance pas d'un pouce, à cause de la surcharge énorme et du terrain boueux. Plusieurs personnes poussent très fort sur les mâts, si fort que Slim craint qu'ils ne se brisent.

L'avion commence à rouler lentement et les pneus calent dans la boue, au point d'y tracer des ornières. Les gens continuent de pousser et l'avion prend peu à peu de la vitesse. Puis le puissant moteur Wright Whirlwind de 223 chevaux prend seul la relève pendant que Slim a le visage collé sur la fenêtre de gauche pour s'assurer de ne pas dévier de la piste. Après avoir parcouru mille pieds, il commence à sentir les commandes mais il doit appuyer très fort sur le manche pour le garder vers l'avant. Il augmente encore sa vitesse et la béquille de queue commence à se soulever. Le camion lourd se transforme sous ses yeux en avion: Slim sent la charge énorme se transférer magiquement des roues vers les ailes. Mais celles-ci pourront-elles supporter un poids si grand? A mi-piste, l'avion va plus vite et commence à se soulever puis retombe deux fois pour franchir d'autres flaques d'eau boueuse qui semblent vouloir le retenir.

Quand enfin la vitesse acquise permet à l'avion de voler réellement, il ne reste que 1000 pieds à parcourir avant de franchir les fils de télégraphe. Slim monte lentement pour ne pas exiger trop d'efforts de son moteur, et il réussit à éviter les fils avec une marge d'une vingtaine de pieds. Les commandes sont dures et il n'ose pas incliner une aile, de peur de déstabiliser l'appareil. Il vole bas, juste à la cime des arbres pour profiter d'une meilleure visibilité, qui se situe aux environs de trois milles.

Le moteur tourne rond, la vitesse se tient à 100 milles à l'heure, les obstacles sont franchis, le stress du décollage peut maintenant être largué. Le ciel de New-York et de Long Island appartient désormais à Charles Lindbergh et à son "Spirit of St-Louis". En ce 20 mai 1927, Slim (c=est bien lui) se dirige vers le Connecticut, la Nouvelle-Ecosse et Terreneuve pour entreprendre la première traversée sans escale New-York-Paris. Il parviendra à destination le 21 mai, après 33.5 heures de vol. Il sera accueilli par une foule énorme et enthousiaste dans la capitale française, après avoir franchi 5800 kilomètres. Sa vie ne sera désormais plus jamais la même par la suite.

Mai 2004 marquera le 77 ième anniversaire de cette grande réalisation. Même si de nombreux autres défis auront été affrontés depuis ce temps, arrêtons-nous un moment pour réfléchir à l'importance de cet exploit et à sa contribution à l'avancement de l'aviation.

PIERRE BOURDEAU
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